7

La seringue est là, posée sur un plateau laqué, à côté d’un petit flacon dans lequel Brandon a versé deux doses prélevées dans le container d’origine.

— Faut essayer, répète-t-il. Juste pour voir. Après, si ça ne marche pas, on sera délivré de la tentation. Tu comprends ? On pourra au moins se dire qu’on n’a pas manqué quelque chose d’important.

Il n’a pas peur, pas du tout. Il sait qu’il est né sous une bonne étoile, et qu’il a la chance dans le sang.

 

Peggy ne répond pas. Elle songe à certaines drogues, anti-métaboliques redoutables, qui vous donnent le cancer dès la première injection. Malgré cela, elle sent palpiter au fond d’elle le désir d’essayer…

« Tu n’es pas complètement guérie, constate-t-elle. C’est encore là. Ça te hante. Le besoin de toucher le feu… de plonger au cœur du volcan. »

Elle n’a jamais été tentée par les paradis artificiels, mais là, c’est autre chose… un prolongement des disciplines sportives, la porte ouverte à une démultiplication des possibilités physiques. Un super-dopant ? C’est peut-être dans ce but qu’on essaie d’introduire clandestinement « l’œil de la mouche » sur le territoire des États-Unis. Un médicament pour une génération de mutants. Elle contemple le liquide incolore qui stagne au fond du flacon, ça semble si anodin.

— Okay, capitule-t-elle. On essaie. Rien qu’une fois, pour voir.

Elle ne sait plus si elle souhaite vraiment l’échec de la tentative. Elle a les mains moites, le corps parcouru de picotements. Brandon prépare la première injection pour elle. Une mini-dose, histoire de goûter… Peggy lui tend son bras. Il ne lui fait pas mal. Il a l’habitude des piqûres. Dans le milieu des cascadeurs, on est souvent amené à s’injecter des analgésiques, de la cortisone pour combattre de vieilles douleurs.

— Tu sens quelque chose ? lui demande-t-il. Elle secoue négativement la tête. Non, ni brûlure ni sensation de froid. Une brusque angoisse la saisit. Elle se dit qu’elle a été folle d’accepter, que son cœur va s’arrêter, qu’elle va mourir d’une OD, là, au seuil du bungalow. Elle éprouve le besoin de marcher. Derrière elle, Brandon s’injecte le reste du produit. Elle ne lui prête plus attention, elle traverse la terrasse, marche vers la plage, vers les vagues. Il lui semble… Il lui semble que les bruits de la nature lui parviennent déformés, comme si elle écoutait une bande magnétique tournant trop lentement.

Le cri des mouettes… Le cri des mouettes est étrange, interminable, caverneux. Les vagues ont l’air de déferler au ralenti.

« C’est une illusion, pense-t-elle, c’est seulement une illusion. Le produit a dû déclencher une importante décharge d’adrénaline dans mon corps, c’est ce qui entraîne cette impression de ralenti. »

Elle connaît bien ce mécanisme. La peur provoque la sécrétion d’adrénaline, l’adrénaline emballe toute la machinerie physiologique, et le temps a soudain l’air de se démultiplier. C’est pour cette raison qu’au cours d’un accident on a toujours l’illusion de voir les événements se dérouler image par image et qu’on s’étonne de n’être pas capable de réagir alors que les choses vont si lentement. Elle a ressenti cela à plusieurs reprises, lorsqu’elle a été attaquée par un requin, puis lorsqu’elle a failli être écrasée par un camion à Miami…

Elle ne veut pas être dupe.

L’homme qui ne vit pas à la même vitesse que ceux qui l’entourent : le rapide chez les lents, le lent chez les rapides… un thème archi-usé de la littérature de science-fiction. Elle ne tombera pas dans le panneau. Ce n’est qu’une illusion d’optique. Elle entend son cœur s’emballer. Elle a chaud, terriblement chaud. Une fièvre géante l’embrase de la tête aux pieds. Elle doit se rafraîchir au plus vite sous peine de prendre feu. Elle arrache ses vêtements. Nue, elle plonge dans les vagues. L’eau n’est pas plus épaisse que d’habitude, contrairement à son apparente lenteur qui lui donnait des allures de sirop d’érable ou de miel renversé. Peggy s’enfonce en diagonale dans le bleu liquide. Elle file comme une torpille, sans presque bouger les pieds. L’impression est grisante mais terrible aussi. Le frottement de l’eau, à cette vitesse, ne va-t-il pas lui arracher la peau, l’écorcher vive ? Jamais elle n’a nagé aussi rapidement, elle pourrait doubler un Chris-Craft lancé à pleine vitesse. En une fraction de seconde, elle domine la fausse épave, en fait le tour, s’élance vers le grand large. Elle a assez d’élan pour rejoindre Cuba. Elle est devenue une torpille humaine, un missile sous-marin. Elle creuse derrière elle un sillage où les poissons sont aspirés.

Elle ne sait pas depuis combien de temps elle est sous l’eau. Dix minutes, un quart d’heure ? Plus ? Elle ne souffre toujours pas du manque d’air. Peut-être est-elle devenue amphibie ?

La silhouette d’un requin tigre émerge du brouillard des profondeurs ; bien que se déplaçant à plus de 50 kilomètres/heure, il paraît immobile ou presque. Peggy n’a aucun mal à l’éviter. Elle virevolte autour de lui, décoche des coups de pied dans son ventre, lui flatte le museau. « Bon chien ! Couché ! À la niche ! » C’est rigolo. Avant qu’il ait eu le temps de corriger sa trajectoire, elle est déjà ailleurs. Elle joue avec cette grosse bête pataude, si lente qu’on a envie de la pousser au cul, comme une voiture en panne. Pourquoi a-t-on si peur de ces bestioles ? Ça lui paraît tout à coup invraisemblable, risible, autant dire qu’on est terrifié par les tortues !

Elle s’esclaffe. Son rire se change en un milliard de bulles qui s’échappent de sa bouche. Elle est devenue sirène…

Puis, tout à coup, son euphorie se teinte de frayeur. Des silhouettes noires jaillissent des profondeurs, des plongeurs de combat, des hommes-grenouilles qui nagent aussi vite qu’elle et convergent dans sa direction. Ils se rapprochent, ninjas de caoutchouc noir dont elle peut voir les yeux bridés derrière la vitre du masque. Alors elle bat en retraite, de toute la vitesse de ses membres ; elle file au milieu des poissons pétrifiés qui font du surplace entre deux eaux. Il faut qu’elle retourne sur la plage. Mais les ninjas de caoutchouc agissent, eux aussi, sous l’influence de la drogue, et elle ne parvient pas à les distancer. Ils se déplacent si vite que le frottement de l’eau commence à user leurs combinaisons de plongée à la hauteur des épaules. Le latex s’amincit à chaque brasse. Bientôt ils seront nus.

Peggy accélère, elle sent sa peau s’en aller, lambeau par lambeau, tel le blouson de cuir d’un motocycliste renversé qui glisserait interminablement sur une route. Elle regarde ses épaules. La chair a fichu le camp, les os affleurent ; cependant elle n’a pas mal, la drogue anesthésie toute souffrance. Quand elle touchera le sable de la plage, elle ne sera plus qu’un squelette.

Elle reprend conscience en suffoquant. La tachycardie lui coupe le souffle et elle se recroqueville, les deux mains pressées sur le sein gauche, persuadée d’être en train de mourir d’une crise cardiaque.

Elle est couchée en chien de fusil à dix mètres des vagues, nue, mais la peau sèche. Elle n’a pas plongé. L’escapade sous-marine n’était qu’une hallucination. Le rythme de son cœur ralentit enfin. Elle est couverte d’une sueur glacée, elle claque des dents.

De la foutaise ! Elle le savait. Le surcroît d’adrénaline fait naître des images de vitesse, une illusion d’accélération, mais il engendre aussi l’angoisse, et le trip devient alors cauchemardesque. Elle se relève en titubant, marche vers la maison.

La Buick Century de Brandon n’est plus là. Le jeune homme a fichu le camp.

Baignade accompagnée
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